Lutter contre les infox : un devoir citoyen

De la rue au smartphone : les risques des infox

À première vue, l’existence de cercles promouvant des formes de pseudo-science peut paraître anodin et éloigné d’un vécu quotidien. Pourtant, lorsqu’une information est propagée avec la volonté de transmettre une idéologie, il faut s’interroger sur la démarche du discours auquel on est confronté. Les éléments rhétoriques mis en place dans le cadre de la diffusion des infox sont dangereux ; au-delà du fait de véhiculer des informations fausses - ce qui constitue déjà un problème ! -, ils nuisent au développement d’un esprit critique car ils reposent sur une forme de manipulation. Cet aspect touche tout particulièrement les enfants et adolescents en pleine construction de leur intellect, et qui peuvent manquer de connaissances ou de réflexes pour faire face à ces fausses données. Ce type d’information est véhiculé sur Internet par le biais de plateformes populaires auprès des jeunes utilisateurs. La reprise de certaines fake news pour un aspect sensationnel ou comique par des influenceurs dont le public est majoritairement composé d’enfants ou d’adolescents est particulièrement problématique car elle constitue parfois une porte d’entrée vers le monde des pseudo-sciences, avec notamment en cause le fonctionnement des algorithmes de réseaux sociaux. 

Aussi, en 2023, la déclaration en interview du rappeur Gims qui affirmait que les pyramides égyptiennes étaient des vecteurs d’électricité a fait le tour de la toile. Un extrait de quelques dizaines de secondes a suffi à lancer des milliers d'internautes sur un sujet auquel ils n’auraient autrement jamais été confronté. De même l’influenceur Squeezie, qui cumule 20 millions d’abonnés sur sa chaîne Youtube et est fortement suivi par un public d’adolescents et jeunes adultes, a réalisé en 2018 une vidéo dans laquelle il présentait la Révélation des pyramides et ses théories pseudo-archéologiques. Comme l’ensemble de son contenu médiatique, la vidéo a été visionnée plusieurs dizaines de milliers de fois, avant qu’il ne décide de la retirer de son compte suite à une vidéo de démystification réalisée par une autre influenceuse, Charlie Danger, spécialisée dans le contenu historique et archéologique. Il n’en reste que, à l’instar de bien d’autres récits contredits par la science, la visibilité accordée à ce type de contenu est suffisante pour faire germer ces idées dans l’esprit de nombreuses personnes.

C'est arrivé près de chez vous !

Les fausses nouvelles enflent parfois au point de générer des psychoses populaires ; Orléans n’a pas échappé à son lot de récits fantasmés. En 1969, une rumeur propage l’idée selon laquelle des femmes auraient disparues, droguées dans les cabines d’essayage de certains commerçants. Les bruits s’étoffent, et finissent par intégrer une dimension nouvelle recoupant un autre lot de fausses informations selon lesquelles un réseau souterrain de caves et carrières permet de circuler d’une rive à l’autre de la Loire, ou se déplacer sous Orléans. L’existence de cet ensemble de tunnels revient fréquemment dans des récits fantasmés ; certains imaginent que l’un de ces tunnels aurait pu servir à Jeanne d’Arc lors de ses combats contre les troupes anglaises. Malgré l’absence de preuves tangibles - et de disparitions ! - l’histoire de la traite de femmes se propage et s’enracine dans l’esprit des Orléanais. Véhiculant des stéréotypes pernicieux à l’encontre la communauté juive, cette fake news avant l’heure a généré une tension sociale qui finit par retomber non sans quelques débordements. Ce genre de récit témoigne de la puissance que peut avoir une information : à l’origine plutôt inoffensif, le thème des souterrains orléanais a servi à alimenter des discours haineux et stigmatisants.

Le propre de la rumeur est qu’elle s’inscrit dans un circuit de diffusion des informations parallèle à la presse (bouche à oreille, graffiti). L’infox fonctionne de manière similaire : en ligne, les fausses informations se répandent en une traînée de poudre de site en site, ce qui rend plus difficile d’en tracer l’origine. Internet fournit un endroit virtuel où le bouche à oreille peut transcrire des comportements physiques au numérique. En abattant les barrières physiques, la reproduction des comportements de bouche à oreille dans le monde virtuel s’en trouve favorisée, multipliant ainsi les risques préexistants.

Dérives idéologiques et identitaires de la pseudo-science

Parmi les théories de pseudo-sciences, les plus répandues sont celles affirmant que les lignes de Nazca servent de pistes d’atterrissage pour des vaisseaux extra-terrestres, ou que de nombreuses structures architecturales (les pyramides mayas, égyptiennes, les Moaï des Îles de Pâques, etc.) ont été construites par des civilisations disparues ou des formes de vie extra-terrestre. Bien souvent, les théories proposées par les « chercheurs de vérité » appuient sur l’incapacité supposée de ces peuples et leur insuffisance technologique pour avancer la thèse d’une aide extérieure. Pourtant, ces idées ne sont jamais appliquées aux peuples européens : rares sont les récits mettant en scène extraterrestres et Colisée, ou civilisations disparues et cathédrales… Derrière ce type de réflexions, un racisme dont les origines remontent au 19e siècle infuse le relent d’une hiérarchie entre les peuples.

Au croisement des pseudo-sciences et des théories du complot, les idéologies nationalistes se nourrissent de ces vérités alternatives pour étayer des imaginaires racistes. L’affaire Glozel a fait couler de l’encre jusqu’aux États-Unis ; le journal Ancient American consacre quelques pages en 2010 à démontrer l’existence d’une écriture inconnue découverte dans la commune du Centre de la France. Or, la direction éditoriale de ce journal est très ouvertement orientée vers des discours frôlant le suprémacisme blanc américain ; parmi les rédacteurs très prolifiques de cette revue un certain Frank Joseph, néo-nazi convaincu et auteur de nombreux ouvrages sur les civilisations mystérieusement disparues (type Atlantide) et les contacts extra-terrestres… Les thèses fréquemment soutenues par la revue sont celles d’un contact entre l’Amérique pré-colombienne et les peuples européens, notamment dans l’idée de justifier l’appartenance du territoire américain aux populations -blanches- européennes.

Le mythe de l’Atlantide, initialement présenté par Platon, a servi dès son origine un dessein politique : le philosophe grec se sert du récit pour présenter une société idéale qui disparait à cause de l’hubris humaine. Les mythes de civilisations connaissant un âge d’or puis s’effondrant et disparaissant constituent facilement des récits qui peuvent être exploités sous bien des aspects. Il est repris par un autre personnage véhiculant des pensées pseudo-scientifiques : Garaham Hancock, réalisateur de la série Ancient Apocalypse diffusée sur la plateforme de streaming Netflix. Elle connait un succès retentissant qui repose notamment sur les formules typiques de ce type de documenteur (voir analyse de La révélation des pyramides). Poussant le mythe de l’Atlantide jusqu’à son paroxysme, il affirme que les survivants du cataclysme sont à l’origine de civilisations antiques (Égypte, Mexique, Indonésie, Turquie). Là encore, les populations natives de ces zones sont dépouillées de leurs compétences et de leurs caractéristiques culturelles. Car, bien évidemment, le peuple originaire de l’Atlantide serait caucasien et les peuples indigènes ne doivent leur technicité et leur science qu’à leurs ancêtres caucasiens disparus. Rappelons que dans l’idéologie du national-socialisme allemand, l’Atlantide est même le berceau de la race aryenne qui justifie la domination germanique sur le reste des peuples.

Dans des climats sociaux et ethniques tendus, certaines hypothèses peuvent être lourdes de signification : le film Ice Bridge, the Impossible Journey explore la question du peuplement des Amériques en mettant en scène une théorie proposée par deux archéologues américains selon laquelle les premiers peuples américains auraient été européens et non sibériens ou asiatiques. Si le film en lui-même n’approfondit pas la question des conséquences de cette thèse, les milieux américains de suprémacistes blancs se sont saisis rapidement du sujet. Sur bon nombre de forums, l’hypothèse est devenue réalité, et cette réalité sert à justifier un discours discriminant et haineux justifiant la colonisation des Amériques et disqualifiant ainsi les mouvements sociaux égalitaires. Pourtant, l’hypothèse est majoritairement rejetée dans le milieu scientifique ; archéologues et paléogénéticiens considèrent que l’ensemble de preuves est insuffisant pour préférer cette théorie à celle du peuplement des Amériques par le détroit de Béringer, même si elle reste elle aussi débattue. Cette théorie très incertaine a été reprise par des milieux extrémistes dont elle légitimait le discours. L’attachement idéologique des milieux extrémistes à cette théorie est symptomatique du type de comportement généré par la diffusion des fake news archéologiques : une idée est érigée en vérité indiscutable, et est ensuite détournée du débat scientifique pour alimenter un débat social et politique, voire parfois religieux.

Génétique et politique

Des sujets complexes qui reposent sur de nombreuses nuances sont simplifiés pour correspondre à une idéologie particulière : aux États-Unis, les généticiens s’inquiètent du détournement de leurs recherches par les milieux suprémacistes blancs, et s’interrogent sur la responsabilité morale du maintien de ces études. Ce constat peut être généralisé au monde entier. Occasionnellement associée à l’archéologie, l’étude de l’ADN et des évolutions génétiques constitue un domaine de science « dure » qui peut facilement être détournée de son propos originel, sans pour autant que la majorité des individus aient les connaissances suffisantes pour démêler le vrai du faux.

La question de la légitimité historique d’un peuple à exister au sein d’un espace s'entremêle fréquemment avec la discipline archéologique, souvent dénaturée et distordue. Derrière la recherche de preuves matérielles peut se cacher des enjeux politiques et sociaux majeurs qui s’absolvent de toute rigueur scientifique.

En 1976 le professeur Ivan Van Sertima publie un ouvrage très vite controversé, They came before Columbus, the African presence in Ancient America. Ici encore, la problématique principale est celle du peuplement des Amériques ; l’auteur se prête au jeu de l’anthropologie raciale -héritage pourtant colonialiste et impérialiste du 19e siècle- pour affirmer, en comparant les traits physiques des statues monumentales olmèques et de la population noire africaine, que des populations nubiennes se seraient installées en Amérique centrale bien avant l’arrivée de Christophe Colomb. En brossant des caractéristiques physiques généralisantes, Van Sertima dessert la communauté qu’il souhaite représenter. Par ailleurs, il s’agit là quasiment de son unique argument pour supporter son postulat : il évoque en complément la présence en Amérique centrale d’une espèce de courge provenant d’Afrique. Sa thèse repose sur des comparaisons physiques et esthétiques entre des artefacts mésoaméricains et des éléments de culture africaine, particulièrement égyptienne. Aucune analyse typologique, chronologique ou technique n’est avancée afin d’étayer ses propos. Il soutient également la théorie selon laquelle un prédécesseur non identifié du souverain malien Kankou Moussa aurait accosté sur les rives américaines au début du 14e siècle. L’hypothèse prend appui sur des textes d’historiens contemporains du Mansa, dans lesquels ce dernier évoque un prédécesseur ayant disparu suite à une expédition navale en Atlantique.

Controversée de par son absence de preuves matérielles, cette théorie connait pourtant un grand succès auprès de communautés souhaitant remettre sur le devant de la scène l’histoire africaine au sein de l’histoire mondiale. À la sortie de l’ouvrage le sujet est reste cantonné au sein de communautés niches, mais il connait désormais une renaissance avec les réseaux sociaux. Affirmations non sourcées, voix-off dramatique ou influenceur convaincu de son discours, musique émotionnelle, images générées par IA, appel à la théorie du complot et au mensonge des sphères académiques ; tous les éléments d’une fake news convergent vers cette hypothèse jusqu’alors cloisonnée dans des cercles sociaux restreints. Le statut de professeur d’Ivan Van Sertima lui assène une légitimité que les adhérents de ses théories ne manquent pas de souligner.

Lutter contre la propagation des fake news est un acte citoyen : pour faire face au dogmatisme, mais surtout aux discriminations, il est impératif que tout un chacun adopte un ensemble de comportements permettant de limiter la diffusion de fausses informations. Derrière des intentions inoffensives ou comiques de diffuser des images de géants descendant d’une civilisation antique disparue se cachent parfois des discours auxquels l’internaute n’adhère pas nécessairement. Si certains ont acquis une forme de célébrité en promulguant des fausses informations, ou que d’autres profitent de leur célébrité pour s’adresser à un public déjà conquis, c’est bien l’anonymité qui pose problème dans le processus de désinformation. Tout comme il est difficile de remonter aux origines d’une rumeur, la fake news se dérobe à la critique en se déplaçant perpétuellement d’un sujet à un autre, revenant périodiquement sur des histoires déjà clôturées, ressortant des dossiers prétendument enfouis ou cachés. Après une phase d’agitation, l’attention retombe et une nouvelle histoire refait surface, reprenant les mêmes ingrédients d’une recette qui permet de profiter d’une gloire éphémère, d’une rémunération temporaire ou de quelques vues et likes. Subissant ce cercle sisyphéen, les archéologues s’acharnent à faire entendre leur voix pour rétablir les échos d’une histoire réelle qui ne nécessite ni géants, ni extra-terrestres, ni catastrophe pour fasciner. Dès les années 1980, les archéologues Robert Sharer et Wendy Ashmore évoquaient avec justesse l’enjeu de cette lutte contre les pseudo-sciences : « Archaeology, as the science seeking to understand the human past, has a responsibility to prevent pseudo-archaeologists from robbing humanity of the real achievements of past cultures »[1]. En présentant ce dossier, le SAVO contribue à poser une pierre sur un édifice qui doit être bâti par toutes et tous pour consolider nos connaissances du monde et célébrer sa diversité dans le respect de chacun.

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